CHAPITRE XXI
Chroniques mytanes (extraits).
« Le journal de Jeury de Lande-Isle ».
Beaucoup d'instruments ont été détruits dès les premiers jours de la prise de pouvoir des Ultras, soit qu'ils les aient broyés sélectivement, soit que les émeutiers les aient massacrés de rage, soit que nous les ayons volontairement mis hors service, mais quelques-uns ont échappé à toutes les parties et, parmi eux, il reste un ansible. Celui de la phase d'exploration, installé deux siècles avant l'arrivée de la colonie. Cet ansible est directement alimenté par les batteries d'Alpha Point, celles que les générateurs veillent à maintenir en fonction quelles que soient leurs défaillances. Il ne faudra jamais en user. Le retour de l'humanité ici serait notre arrêt de mort, et le sien. Détruisez-le…
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L'unique cerveau que Nadija pouvait interroger était celui d'Audham, le seul qui ne sût pas où était Lodh. Elle regardait la souffrance de Rib et admirait son entêtement. Comme Laïji pour celer Lodh, il s'était appuyé sur la puissance de Nadija afin de se plonger en catatonie et verrouiller ses connaissances derrière un mur de silence. Son bourreau trépignait de rage, mais il était impuissant.
Fyrh gisait à côté de leur ami myste, le front ouvert, un bras cassé de deux angles grotesques, le nez et la bouche en sang. À grand renfort d'objets volants, Nadija s'était passé les nerfs sur lui. Fyrh vivait, comme Liet', elle aussi sanguinolente, couchée sur la table, prise dans les tessons de verre. Audham voyait le ventre de la chatte gonfler à chaque inspiration, et le cou de Fyrh palpitait doucement du sang que son cœur continuait à distiller.
La démence meurtrière de Nadija avait duré deux secondes, puis il s'était calmé et s'était mis à réfléchir. Audh savait à quoi, et elle avait peur. Plus les minutes passaient, plus elle avait peur, parce que inévitablement, il parviendrait à la conclusion contre laquelle elle était impuissante. Elle sut que cela s'était produit quand Iodeki-evre émergea de l'escalier.
— Je crains de vous avoir fait venir pour rien, l'accueillit Nadija en lui montrant les blessés. Excusez-moi, j'aurais dû vous prévenir et vous rejoindre dans votre laboratoire… avec celle-là. Je… quelque chose m'inquiète.
Iodeki était un poussah énorme, répugnant, engoncé dans une machinerie complexe d'assistance cybernétique. Rien à voir avec Sehang. C'était une caricature de la décadence.
— Vous acceptez enfin que je lui enlève son implant ? (Le vocodeur de l'evre avait un timbre suintant, huileux, jouissif, et il s'agissait d'un choix, de l'image qu'il voulait donner au monde !) La none s'est enfuie par la porte de la Cité avec quatre de ses semblables, votre ami Ronan, cet a-warsh ridicule et les ksins que vous n'avez pu mater. Tous les autres sont morts… Quel est le sujet de votre inquiétude, Nadija ?
— Lodh-ille.
— Pfff, probablement mort.
— Je pense l'inverse.
— Bon, et alors ? Que peut…
— Je n'en sais rien, et je crains que ce ne soit à vous de me le dire. J'ai la certitude qu'ils se sont tous sacrifiés pour lui, et Laiji vit encore ! Il ne lui reste plus un neurone intact, mais elle continue à protéger l'aura de son ksin. De plus, nous avons perdu l'autre a-warsh Haÿn. Et nous l'avons perdu ici, au pied de la Tour.
Iodeki dégoulina (dégueula ?) un rire de saindoux bouillonnant.
— C'est après vous qu'il en a ! bava-t-il. Le grand Nadija craindrait-il pour sa vie ?
— Avez-vous retrouvé Sehang ?
— Oui et non. Nos instruments ont détecté le rayonnement de son bio-générateur, il descend le chenal sur un bateau… Sehang s'enfuit, Nadija ! Vous comprenez ? Ses batteries vont le lâcher d'ici trois ou quatre mois. Adieu Sehang !
— Cela ne me rassure pas. (Nadija reprenait sa concentration.) Réfléchissez, Iodeki : qu'est-ce qui peut pousser un evre à se priver de sa source de vie ?
— La peur d'être exécuté par ses semblables.
— Mourir ou mourir, il…
— Cela lui offre une dernière saison.
— Je ne crois pas que Sehang accepte ce genre d'alternative, je ne crois pas que l'objectif de Lodh-ille soit la libération d'un agent fédéral ou le meurtre d'un vulgaire myste. Mettez-vous en contact avec les vôtres, Iodeki, et donnez-moi une véritable réponse : pourquoi un evre se suiciderait-il à moyenne échéance, et pourquoi plusieurs centaines de milliers d'individus de castes différentes ont-ils précipité leur décès afin d'introduire un seul ille dans la Tour ? Trouvez-moi le rapport entre ces deux aberrations, et je vous donne Audham et la Fédération.
Iodeki soupira.
— D'accord. Mais quitte à perdre du temps, ordonnez donc à vos mystes de passer chaque millimètre de la Tour au radar. Vous ne pouvez pas le localiser, mais vous pouvez contrôler le contenu de chaque litre d'air, n'est-ce pas ?
— Nous avons déjà commencé.
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Liet' ! appelait Audham de chacun de ses neurones. Liet', aide-moi, couvre-moi, empêche-le de me lire. Liet' !
Sur la table, les spasmes respiratoires de la chatte s'accélérèrent.
Ne bouge pas. Protège-moi, c'est tout.
Iodeki s'affairait avec l'appareil qu'il portait sur le ventre et Nadija avait les yeux dans le vague, mais Audham ne voulait pas risquer d'attirer leur attention sur le ti-ksin.
Je ne te sens pas, Liet'. Et tout à coup, comme à Tann-Tori, elle perçut la présence chaude et apeurée de la chatte dans ses émotions. À la confusion habituelle de Liet' s'ajoutèrent la douleur ironique de Fyrh (il était conscient, pas très en forme, et il attendait son heure) et quelque chose de ténu et d'instable, comme un appel.
Min' ! Relaie Min', Liet', relaie-la !
Mais l'appel disparaissait, revenait et disparaissait encore. Boule-de-poil était incapable de fixer son attention dessus. Tout ce qu'elle recevait de Min' était une notion d'urgence appliquée à un besoin d'assistance : Lodh réclamait les connaissances d'Audham. Malheureusement, c'était comme si Liet' entendait la forme sans pouvoir traduire le fond.
Le harhksin, Liet', le harhksin, encourageait Fyrh. Introduis-toi en lui.
Elle essaya, et Audh faillit hurler à la réplique du harhksin que la chatte relaya : une gifle monumentale. Non, pas une gifle, une volée de paires de claques distribuées sans retenue. Puis l'effroi de Boule-de-poil et l'insistance de Fyrh. Essaie encore. Montre-lui ta peur, demande sa protection, cherche ses propres peurs, cherche son mal, donne-lui ce que le myste lui a enlevé. Liet' recommença et essuya un retour plus violent encore, que le harhksin maintint d'une pression constante.
Mal ! émit-elle. Mal ! Et c'était plus qu'une simple conscience de ses souffrances psioniques ; tout son corps gémissait les blessures que le verre imposait à ses chairs. Mal ! Mal ! Elle hurlait à arracher les larmes de Fyrh et Audham, elle hurlait dans tout l'espace des dimensions emphatiques. Elle ne gémissait pas, elle hurlait. Son cerveau ne parvenait plus à inonder d'endorphines les messages de ses nerfs, des dizaines d'éclats pénétraient ses muscles et ses organes, et rien ne protégeait plus sa conscience des brûlures qu'ils y causaient. Mal ! Mal ! C'était à devenir fou. Elle inondait tout ce qui pouvait la percevoir de son algie.
L'univers ksin explosa de colère, et toute l'empathie de l'espèce se déversa dans l'esprit de Liet' pour faire taire ses douleurs. Ce fut si brusque et si total que le harhksin ne put se retirer. Il encaissa de plein fouet les milliers de messages antalgiques qui soulagèrent Liet'.
— Maintenant ! cria Fyrh à haute voix, faisant sursauter l'evre et le myste.
En une seule seconde, Boule-de-poil propulsa tout ce qu'elle possédait de tendresse dans le cerveau torturé du harhksin, Audham plongea la main sous le sommier et empoigna la crosse du laser, Iodeki foudroya Fyrh d'un coup de pied en pleine tête et Nadija se volatilisa.
Puis Audh se laissa rouler en bas du lit tandis que Iodeki se jetait sur la table pour écraser Liet' de son poing de métal. Husky était figé. Il ne broncha pas quand le premier faisceau frappa l'evre en pleine poitrine, ni quand le second lui traversa le casque pour projeter sa cervelle pourrissante contre le mur, ni quand le troisième brûla ses propres poils en brisant le collier qui lui enserrait le cou depuis des années, ni quand Liet' perdit conscience et que ses émotions le quittèrent. Il souleva à peine une moustache lorsque l'arme s'arracha des mains d'Audham et que Nadija émergea de son néant psionique.
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Le myste était trop incrédule pour se laisser déborder par une nouvelle rage meurtrière, peut-être parce que pour la première fois, il était passé si près de la mort qu'il en sentait encore le souffle.
— Tu as tué un immortel.
C'était pire qu'un paradoxe, si incongru que rien ne pouvait plus être perçu comme avant cette aberration, que même le passé devait être jugé autrement.
Husky ! cherchait Audh. Husky, secoue-toi, tu es libre !
— Il t'avait promis la vie éternelle, hein ? (Elle se releva sans mouvement brusque et dressa sa nudité contre le lit. Elle avait besoin d'un peu de temps.) Il était le cyberurgien du groupe, c'est cela ?
Elle ne sentait plus rien du harhksin, pas même la haine qu'il avait opposée à l'amour de Liet', pas même la présence de Nadija en lui. Il était vide de tout. J'ai besoin de toi ! appelait-elle. Cherche la voix de l'espèce, cherche Min', ranime Liet' !
— Cybernicien, répondit presque involontairement Nadija.
— Bien sûr ! (Audh fonctionnait à l'intuition : elle devait parler, deviner et ne pas se tromper. Cela ne servait à rien de réfléchir.) Comme Sehang… Pas vraiment des spécialistes de la bionique, mais des ingénieurs en robotique, concurrents et ennemis depuis la colonisation… Depuis probablement avant, dans les miasmes des cours impériales… Des techniciens mineurs devenus indispensables, qui se livrent une guerre d'arcanes depuis deux millénaires. Combien existe-t-il d'evres, Nadija ?
— Vingt-neuf.
— Vingt-huit, corrigea-t-elle. Bientôt vingt-sept. Sehang s'est condamné. (Elle sourit). Iodeki t'avait promis, mais les autres tenaient trop à leurs privilèges et ne voulaient pas accroître les potentialités de luttes intestines… Ils t'ont proposé un marché ! L'éternité contre quoi, Nadija ? Contre l'Imperium ?
Le myste s'était renfrogné. Son regard passait de l'arme fédérale, devant la baie vitrée, au cadavre de ce mirage d'immortalité.
— C'est un rêve de fou, Nadija. Mille fois plus de warshs ne parviendraient pas à… Ce n'est pas ça !
Nadija Sin partit d'un rire dément.
Husky, aide-moi ! Je t'ai libéré de lui, c'est ton tour, maintenant. Elle avait l'impression de miser sur un espoir débile, mais elle n'en avait pas de rechange. Rib était prostré, tétanisé. Fyrh se répandait d'un filet vermillon. Liet' ne vivait plus que par défaut.
— Tu ne peux pas envoyer qui que ce soit à travers l'hyperespace ! (Cette fois, c'était une certitude.) D'ailleurs, c'est délirant. Je me demande… Pourtant, tu as besoin des coordonnées. À quoi peuvent-elles servir sinon… (Une autre découverte l'eût survoltée, celle-là l'horrifia.) Des mutagènes ! C'est cela que vous ramenez de Sylvair, l'essence de… Tu vas… Les evres veulent transformer toutes les planètes en ersatz de Mytale !
Elle s'arrêta, incapable de détailler plus avant cette abomination. Le myste hochait la tête comme s'il était satisfait de sa clairvoyance.
— Quel gâchis. (Il parlait de la mort qu'il allait lui donner.) Tu es intelligente, tu es belle, tu m'aurais été d'un grand secours. (Il ouvrit les bras et marcha sur elle.) Je vais te vider le cerveau d'une dernière et fabuleuse étreinte, Audham En-Tha. Je ne laisserai rien derrière moi… (Il étouffa un rire.) Rien qu'un peu de sperme.
C'est pas vrai ! se dit-elle. Il ne pense tout de même pas… Non, il ne pensait pas. Il allait la violer, pour exorciser la passion qu'il avait de ce corps et se venger de la patience qu'il avait eue. Il allait lui arracher ses secrets, puis la tuer et l'écouter mourir afin de décupler le dernier orgasme qu'il tirerait d'elle. Elle perçut tout cela aussi sûrement que le renflement obscène sous sa toge, et elle voulut lui échapper.
— Husky ! ordonna-t-il. (Le harhksin lui cracha au visage. Audh se mit à courir.) Husky ! répéta-t-il, sans surprise et sans colère, avec la puissance et la quiétude du maître. (Le harhksin feula une seconde fois, incapable de faire plus que menacer, incapable d'obéir. Audham plongeait sur le laser.) Maudit Harhksin !
Nadija laissa Audham l'ajuster puis lui paralysa l'hémisphère cérébral gauche d'une projection négligente qui s'enlisa dans l'empathie du harhksin.